lundi 9 janvier 2017

«Tintin au Pays des Soviets» colorisé

Sur le site du Figaro.



La nouvelle couverture de la toute première aventure du reporter privilégie le mouvement des héros, laissant de côté la présentation statique du personnage. Elle ouvre une nouvelle version colorisée à paraître le 10 janvier 2017, quelques jours avant le festival d'Angoulême.

Il y a quelques années, seuls les tintinophiles savaient que le tout premier Tintin s'intitulait Tintin au pays des Soviets, et qu'il avait débuté sous la plume d'un jeune auteur surnommé Hergé, un beau jour de janvier 1929 dans les pages du supplément Le Petit Vingtième. De fait, sur la quatrième de couverture de la saga, durant quelques longues décennies, le premier Tintin resta Tintin au Congo (1930).

À la mort d'Hergé en 1983, les éditions Casterman et les héritiers du créateur du célèbre reporter à la houppette, entamèrent un véritable travail de réédition raisonnée et de pédagogie autour de son œuvre foisonnante. L'ultime album inachevé Tintin et l'Alph-Art fut d'abord édité. Vient aujourd'hui le tour du tout premier album d'être remis en lumière.

C'est ainsi qu'on a appris en septembre dernier, alors qu'Hergé se voyait célébré par une somptueuse exposition au Grand Palais, que Tintin au pays des Soviets allait être mis en couleur. Il était le seul en effet à être resté en noir et blanc depuis sa publication.

Cet album vibrionnant, l'acte de naissance de Tintin, conté à 100 à l'heure par un Hergé très inspiré par le cinéma en de Chaplin, Harold Lloyd ou Laurel et Hardy, prend des couleurs grâce à Michel Bareau, assisté de Nadège Rombaux. Le directeur artistique des Studios Hergé a travaillé sur ordinateur pendant plus d'un an, à partir des planches originales.



Si la première couverture historique de cet album très critique envers le communisme représentait le personnage de Tintin, vêtu de son uniforme bolchevique, se tenant debout de manière assez statique, la nouvelle version colorisée met l'accent sur la vitesse, le mouvement et la déformation des pneus de son véhicule. Comme dans les photographies de Jacques Henri Lartigue, notamment le «Grand Prix de l'ACF, automobile Delage», sur le circuit de Dieppe, le 26 juin 1912.



Exit la silhouette menaçante du Kremlin, place à l'évocation d'une course-poursuite furieuse, entre une voiture et un avion...

Surtout, on pourra découvrir que ce tout premier album constitue une sorte de précipité des aventures à venir. Les couleurs posées sur les séquences neigeuses de Tintin au pays des Soviets font irrésistiblement penser à Tintin au Tibet. D'autres séquences de poursuites rappellent L'Affaire Tournesol, etc.

Tintin sera de retour en librairie le 10 janvier 2017, à l'orée du festival d'Angoulême 2017, au lendemain de son 88e anniversaire, et quelques mois avant les commémorations du centenaire de la révolution d'Octobre!

© Hergé/Moulinsart 2017 

ENTRETIEN AVEC PHILIPPE GODDIN
Biographe d’Hergé


Quelle place tient Tintin au pays des Soviets au sein des aventures de Tintin ?

Quand Hergé a démarré cette histoire, il ne pouvait évidemment pas s’imaginer que le personnage qu’il était en train de créer allait avoir du succès, ni surtout qu’un album serait édité. Donc, comme il l’a souvent dit dans des interviews, il a vraiment improvisé. Et d’une certaine manière, ça se sent, parce que le personnage n’est pas du tout élaboré quand il commence. 

L’histoire s’avère d’ailleurs plus burlesque qu’engagée. Elle est engagée, bien sûr, parce qu’Hergé est dans un milieu catholique et qu’à cette époque-là, le pays des Soviets, c’est l’enfer. Il y a donc une part de caricature. Mais c’est vraiment l’aspect burlesque qui prime, avec des enchaînements très dynamiques. 

L’imagination d’Hergé est sans limite puisque le personnage n’a pas encore cette nécessité d’être ancré dans une certaine réalité. Il peut lui faire faire n’importe quoi, même des choses absolument loufoques ou totalement impossibles ! 

Mais il y a en germe dans cet épisode toute une série de choses qui vont être très importantes dans la suite de la carrière d’Hergé, du point de vue du vocabulaire ou de la grammaire de la bande dessinée, notamment : les procédés pour indiquer la dynamique, la forme des phylactères, l’inscription des bruits... Quant à la ligne claire, elle se met également en place, peu à peu. 

Les deux premières planches diffèrent, car elles sont réalisées sur des morceaux de papier calque collés, mais à partir de la troisième planche, l’histoire gagne en unité, le personnage devient plus rond, plus dynamique, il se libère. 

Et du point de vue technique, on assiste aussi à l’introduction de la plume Redis, une plume qui se termine par une petite palette circulaire de différents gabarits, qui glisse sur le papier et donne ce trait homogène, très lisible, au dessin.

Hergé pose donc les bases techniques de la série avec cette histoire. Quid des aspects narratifs ?

Dans les premiers albums, Tintin part en reportage avec plein de préjugés, et un jugement préconçu. C’est un matamore, dans le sens où il règle facilement son compte à des gens qui ne lui plaisent pas. Mais en réalité, il ne parle pas à grand monde, et c’est assez amusant d’observer que dans Tintin au pays des Soviets, il arbore un visage un peu erratique qui n’a parfois pas de bouche, comme si Hergé avouait qu’il n’en avait pas besoin.

Aujourd’hui, Tintin est un modèle de communication, d’ouverture aux autres, de sens de la justice – mais il ne l’a pas toujours été ! En réalité, il faut prendre cela avec du recul, et apprécier Tintin au pays des Soviets pour ce qu’il est, c’est-à-dire une œuvre de jeunesse encore maladroite, certes, mais pleine de promesses.

S’il n’a pas (toujours) de bouche,Tintin gagne dans cet album un signe distinctif : sa houppette...

Oui, c’est vrai. Le fait que cette mèche se relève un peu par hasard, lorsqu’il accélère en voiture, est assez mémorable. Tout d’un coup, Hergé a dessiné sa houppette non plus en avant, mais en l’air. Ça lui a peut-être plu, en tout cas ça lui a paru être un signe de reconnaissance plus facile. 

Dans des interviews, il a dit qu’il ne savait pas dessiner – ce qui n’était pas vrai – et qu’il avait choisi cette houppette et ce visage rond pour n’avoir aucun problème d’une image à l’autre... Je crois surtout que cette mèche relevée avait un côté sympathique, et qu’il a voulu la conserver. Et elle incarne à merveille la caractéristique essentielle de cet album : le mouvement, la vitesse, la dynamique.

Dynamique symbolisée aussi par les nombreux véhicules modernes empruntés par Tintin. L’occasion, comme vous l’expliquez dans Hergé, Tintin et les Soviets, pour l’auteur de développer déjà sa documentation... 

J’avais évidemment remarqué que la voiture que Tintin volait à la police berlinoise était une Mer- cedes, avec son étoile à trois branches. C’est en creusant que je me suis aperçu que Hergé s’était également documenté sur les uniformes, les armes, les véhicules. L’avion avec lequel il vole jusqu’à Berlin, par exemple, ressemble très forte- ment aux avions russes Polikarpov. 

Bien sûr, il y a quelques erreurs, les soldats russes n’avaient pas assez d’argent pour que leurs baïonnettes soient dans des fourreaux, par exemple, mais tout de même, cela signifie que le souci documentaire était présent, en dépit de la volonté de raconter des choses loufoques. 

Cet aspect documentaire est appuyé jusque dans le titre original de l’histoire : Tintin, reporter du Petit Vingtième au pays des Soviets. Pourquoi Hergé fait-il de lui un reporter ?

Il faut voir là l’influence d’un adolescent danois de quinze ans, Palle Huld. En 1928, à la suite d’un concours organisé par le journal Politiken, ce dernier avait gagné un tour du monde et était parti comme reporter. Un livre avait été publié, avec des photos, l’une d’elle montrant Palle Huld sur le quai d’une gare, en costume à carreaux et casquette – le même costume que Tintin lorsqu’il quitte la gare du Nord de Bruxelles ! 



Les pays qu’il a visités au cours de son périple sont, peu ou prou, les pays que Tintin visitera par la suite. Et à son retour de voyage, Palle Huld sera accueilli par une foule très large, avant d’apparaître au balcon de Politiken. Mise en scène que l’abbé Wallez aura la bonne idée de répéter avec Tintin...

La publication de cette histoire a-t-elle tant passionné les foules à l’époque ?

Lorsque le faux Tintin arrive à la gare, on voit bien sur les photos qu’il n’est pas accueilli par une foule bidon, ni devant la gare du Nord, ni dans le cortège. Or on sait que le public de Tintin était alors limité aux lecteurs du journal Le XXe Siècle, ce qui ne devait pas être énorme par rapport au tirage des albums de Tintin aujourd’hui. 

Cela signifie donc que s’était nouée une forme de sympathie pour le personnage, à travers ses aventures, semaine après semaine, qui devait déborder au-delà des seuls lecteurs du Petit XXe – il faut se souvenir que Hergé était déjà assez connu dans les cercles de la presse scout et catholique.

L’album va paraître en septembre 1930. À partir de là, il va connaître des péripéties presque aussi chaotiques que son intrigue ! 

Tout à fait chaotiques ! Hergé ne s’attendait pas à ce succès. Donc, quand il a appris que cette his- toire allait pouvoir paraître en album, il a dû en être certainement très satisfait. Il faut dire qu’à l’époque, il existait très peu d’albums de bande dessinée, c’était donc une vraie marque de reconnaissance. 

Après ce premier album, il a tout de suite entamé Tintin au Congo, puis enchaîné avec Tintin en Amérique. Très vite, son style graphique est devenu plus satisfaisant, surtout à ses yeux, d’ailleurs, que dans Tintin au pays des Soviets. Ce qui fait que, l’album ayant écoulé son premier tirage de dix-mille exemplaires, il n’était pas question pour lui de le republier tel quel. Il souhaitait prendre le temps de le redessiner, pas forcément d’en changer le scénario, mais au moins de faire mieux côté dessin. 

Évidemment, il n’en a jamais eu le temps. D’autant qu’après 1942, Casterman lui a demandé de refondre ses anciens albums dans des versions normalisées de 62 pages, en couleurs. C’était un travail considérable, pour lequel il a reçu l’aide d’Alice Devos et Edgar P. Jacobs, notamment. À ce moment-là, il pensait encore pouvoir un jour refondre complètement Tintin au pays des Soviets, cette fois-ci du point de vue du dessin, mais aussi du point de vue du scénario. 

Mais le processus de refonte était long, et ce n’est qu’en 1955 qu’il en est venu à bout, avec la nouvelle version des Cigares du Pharaon, dernier album à être accessible en couleurs. Il aurait pu alors avoir le temps de reprendre les Soviets.

Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ?

Parce que Hergé était alors dans un autre état d’esprit, et que son imagination l’entraînait vers d’autres horizons : la Lune, L’Affaire Tournesol... Il comprit à ce moment-là qu’il n’aurait jamais le temps de le reprendre. Alors il se résolut à le publier différemment, à l’état d’archives, pour que les lecteurs sachent que cet album a existé, que c’est de là que tout est parti. 

Il se heurta alors à une opposition de Casterman, pour des raisons politiques d’abord, mais aussi pour des raisons commerciales. Mais Hergé s’est battu, a menacé, et a eu gain de cause, en publiant en 1973 les Archives Hergé, qui incluent Tintin au pays des Soviets, mais aussi les versions en noir et blanc de Tintin au Congo, Tintin en Amérique, et même Les Aventures de Totor, C.P. des Hannetons



Ça a été un grand succès, car à l’époque, rares étaient encore les gens qui avaient pu lire Tintin au pays des Soviets. Puis, l’abondance de contrefaçons a contraint Casterman, à la demande d’Hergé, à sortir l’album en fac-similé.

Quel regard portait Hergé sur ce premier album à la fin de sa vie ?

Je ne me souviens pas de déclarations fracassantes à ce sujet, mais on peut imaginer que, puisqu’il avait eu satisfaction de voir cet épisode publié dans les Archives Hergé, il devait être satisfait et pouvait jeter un regard rétrospectif empreint de tendresse sur ses débuts. Il était conscient évidemment de la notoriété qui était la sienne sur la fin de sa vie. 

Et le sujet de Tintin et les Picaros montre qu’il avait bien changé d’un point de vue politique... Encore que, le regard qu’on peut jeter sur l’URSS et sur des personnalités comme Staline, par exemple, nous rappelle qu’il n’était pas très loin de la réalité dans sa caricature. Le texte d’Hélène Carrère d’Encausse est d’ailleurs assez éloquent à ce sujet-là*.

* Hélène Carrère d’Encausse écrivait en 1999 dans Le Figaro : « Trop en avance sur son temps, Hergé paya de soixante-dix ans d’interdit d’avoir cru que le malheur d’un peuple comptait plus que les illusions et les aveuglements des intellectuels. D’avoir pensé aussi que l’humour pouvait être une manière de véhiculer la vérité. »

Qu’est-ce que cette colorisation apporte selon vous à l’album ?

J’ai lu les critiques selon lesquelles Hergé n’aurait jamais accepté cela. Qui sait ce qu’Hergé aurait voulu ? Ses différentes prises de position sur cet album selon les époques font qu’on ne saura jamais. Ce qui est important c’est que dans l’état actuel, Tintin au pays des Soviets reste illisible pour une partie du public, parce que c’est du noir et blanc, parce qu’ils trouvent le dessin primitif, parce qu’ils n’y reconnaissent pas le Tintin qu’ils aiment, etc. 

Pour moi, cette colorisation est subtile, au service du dessin. Et grâce à elle, l’album en devient extrêmement lisible. Une partie du public va pouvoir le découvrir de manière plus agréable, plus vivante, plus proche du Tintin qu’on connaît. Et, bien entendu, l’album noir et blanc reste disponible : personne n’est obligé de lire la version couleur ! 

© Hergé/Moulinsart 2017



ENTRETIEN AVEC MICHEL BAREAU
Directeur artistique

Comment est né ce projet de colorisation ?

Il y a quelques années, j’ai fait des tests et le résultat était tellement intéressant que nous avons envisagés de réaliser l’album entier. Nous avons donc entamé le travail de colorisation fin 2014, et, avons travaillé environ un an et demi entre les premiers essais d’élaboration de la palette et l’exécution des planches – ou plutôt des doubles pages, car il était important pour nous de faire la colorisation par doubles pages, telles que Hergé les envisageait.

Pourquoi Hergé avait-il dessiné cet album en noir et blanc ?

Il faut y voir un problème technique lié à l’époque. Hergé a dessiné l’album en noir et blanc parce que les outils de reproduction et de tirage d’alors étaient extrêmement simples et fort liés à la technique d’impression : la typographie. 

Les seuls magazines en couleurs étaient imprimés en lithographie, par conséquent très chers et non destinés à la bande dessinée. Il était donc naturel qu’il dessine en noir et blanc, comme il le fera pour les albums ultérieurs du début des années 1930. 

Par la suite, il a fait le choix de ne pas le reprendre en couleurs pour différentes raisons : les clichés typographiques de l’époque étaient abîmés, une partie des planches originales avait été égarée, aussi aurait-il fallu tout redessiner. 

Hergé n’avait alors plus le temps – ou plus l’envie – pour cela. Il a simplement souhaité publier une version en facsimilé devant l’accumulation des copies et des contrefaçons de l’album.

Depuis lors, l’idée d’une version en couleurs est devenue un véritable serpent de mer...

Oui, et d’ailleurs sur Internet, on trouve beaucoup de versions colorisées ou coloriées. Mais je me permets de penser qu’elles ne tiennent pas la route par rapport au travail qu’on a réalisé. Nous avons cherché l’excellence pour ce projet, en contrôlant chaque détail : nous avons veillé au choix du papier, par exemple.

À partir de quels documents avez-vous travaillé ?
On est reparti des planches originales dans à peu près 80 % des cas. Dans l’édition en noir et blanc, l’imprimeur avait ajouté une trame mécanique noire qui rendait certains dessins nocturnes illisibles. Nous avons donc choisi de repartir du dessin nu. 

Dans le cas où les planches ont été perdues, on a pu utiliser des films de Casterman, qui avaient servi pour la version qu’on a appelée « fac-similé ». On n’a pas retouché le trait, mais on a nettoyé attentivement l’ensemble, en agrandissant les cases en très haute résolution. Il y a donc eu un long travail de restauration, avant de commencer la colorisation.

Colorisation, et non coloriage : quelle est la différence entre ces deux méthodes ?
Le défi pour nous était de dynamiser une œuvre qui n’a pas été conçue pour la couleur, en restituant une ambiance d’époque, à la manière de ce qui a été fait dans la série documentaire Apocalypse

Hergé avait inventé un système de coloriage qui permettait, à un moment où la sélection des tons était encore balbutiante, d’imprimer Tintin en trichromie, c’est-à-dire dans une combinaison de cyan, de magenta et de jaune. 

La seule intervention du noir, c’est la ligne claire, c’est donc le trait. Il n’y a donc aucune nuance d’ombres ou de dégradés dans le coloriage d’Hergé. Avec les moyens de notre époque, on a pu créer une sélection en quadrichromie, intégrant le noir, qui nous a permis de développer des tons plus nuancés, grâce auxquels on peut davantage travailler les ambiances. 

Quand Tintin approche de Moscou, par exemple, le ciel change de ton, il accompagne la montée en intensité du récit. Chose impossible avec les ciels toujours clairs d’Hergé. 

Comment s’est fait ce choix de se distancier du coloriage d’Hergé pour adopter une impression chromatique différente ?

C’est une volonté surtout de ne pas coloriser les Soviets comme Hergé avait colorié ses autres albums. S’il ne l’a pas fait, c’est qu’il ne le souhaitait pas, ou qu’il ne trouvait pas sa technique de coloriage adéquate. Notre parti pris nous a donc conduits à renforcer le caractère nostalgique de l’œuvre. 

On a aussi fait un travail de documentation historique. Quand Tintin se construit une espèce de voiture sur rails, on aperçoit un bidon d’essence Shell rouge brique, car c’était à peu près le ton des bidons de cette époque. Idem pour les teintes des véhicules, ou les uniformes des cosaques, des moujiks ou des Berlinois... 

On a choisi aussi avec attention le papier, qui est en rupture par rapport au papier très blanc et très contrastant des Tintin habituels, afin de garder un côté doux et une certaine sensualité dans le contact avec l’objet. Les couleurs s’en trouvent plus veloutées. Nous avons aussi planché sur une version dite « luxe », avec un très beau papier couché, qui intensifie cette fois les effets de contraste et les noirs.

Vous êtes-vous basé sur les couleurs des quelques planches en couleurs parues dans Le Petit XXe ?

Non, on s’est totalement écarté du choix des couleurs du Petit XXe, car ce dernier était imprimé en typographie avec des tons d’accompagnement – en l’occurrence avec des variantes de rouge, qui étaient surimprimées avec des trames mécaniques noires. 

Ce ne sont pas des tons que Hergé lui-même a pu librement choisir, on s’est donc sentis très libres de s’en écarter. Ce qui ne veut pas dire qu’on n’a pas cherché à imaginer ce qu’Hergé aurait choisi ! La scène des animaux, par exemple, est fort inspirée de Benjamin Rabier, on a donc cherché à retrouver à peu près les mêmes gammes de couleurs. 

Le seul élément, en réalité, qui nous a vraiment orientés, c’est la gouache de couverture de l’édition originale, qui montre Tintin en uniforme soviétique bleu avec des bottes rouges et des cheveux tirant entre le jaune et le roux. Cette image, on l’a reprise car c’est vraiment ainsi que Hergé voyait son héros.

© Hergé/Moulinsart 2017

Qu’est-ce que cette colorisation apporte à l’album, y compris pour des gens qui ont déjà lu Tintin au pays des Soviets en noir et blanc ?

Pour moi, on fait généralement d’un album en noir et blanc une lecture globale, contrairement aux albums coloriés par Hergé, où l’on est davantage attiré par les détails. En apportant de la couleur, on met l’accent sur ces détails qu’on a ratés auparavant. 

Dans une scène de nuit, par exemple, alors qu’on essaye de pénétrer dans sa chambre, Tintin se tient derrière la porte, tout ébouriffé. Demandez à dix lecteurs de l’album en noir et blanc, personne ne se souviendra de l’avoir vu décoiffé ! 

Pareil pour Milou, enrubanné dans une bande Velpeau après l’explosion d’une fusée : dans la version couleur, cela apparaît bien plus clairement ! Il y a donc des éléments de détails, souvent très drôles, qui prennent ainsi toute leur valeur narrative. L’histoire y gagne en lisibilité, en action mais, surtout en humour, ce qu’on avait parfois tendance à oublier. 

La couleur met aussi l’accent sur une autre qualité de Hergé : la précision. Les dessins des véhicules, notamment, sont incroyablement précis. Ceux de certains personages aussi. C’est assez remarquable chez un auteur de 21 ans. 

La couleur sert-elle aussi la modernité du récit ?

La modernité, et le mouvement. On garde en tête la première image de Tintin avec la houppe relevée, qu’on a reprise en quatrième de couverture. C’est un album dynamique qui marque le démarrage de toutes les aventures de Tintin. Et la couleur permet de restituer le sentiment de vitesse, qu’Hergé avait voulu imprimer. 

Il avait vu les clichés pris par les grands photographes de son temps, qui décomposaient le mouvement – c’est particulièrement éloquent dans ses dessins de voitures aux roues déformées au point de devenir ovales.

La couleur peut-elle rendre cet album accessible à un public que le noir et blanc rebute ?

Je suis convaincu que cet album peut être lu par les plus jeunes, et leur permettre d’entrer par la suite dans l’ensemble des aventures de Tintin. Cela peut aussi leur permettre de s’interroger sur la Révolution d’octobre et l’entre-deux guerres. 

Pendant un temps, Hergé a été beaucoup critiqué pour sa critique du communisme dans l’album. Mais après la chute du mur de Berlin, des vérités sont apparues, et le récit paraît aujourd’hui nette- ment moins sulfureux qu’il ne l’était il y a encore quelques décennies. Tintin au pays des Soviets est un album qui gagne à être découvert, ou redécouvert, et je crois que cette colorisation peut en être l’occasion.

(Entretiens réalisés par Julien Bisson)


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire