vendredi 10 janvier 2014

« Delirium: Autoportrait de Philippe Druillet »



Propos recueillis par Jérôme Dupuis dans L'Express.


La légende vivante de la bande dessinée des années 70 publie ses Mémoires ce 9 janvier. Philippe Druillet les a intitulées Delirium. Il raconte tout: Sigmaringen, le whisky, les étoiles... Interview.


Cet homme est une légende. Ses fresques de science-fiction ont révolutionné la bande dessinée des années 1970. Du côté du cinéma, les réalisateurs de Star Wars ou de Mad Max n'ont jamais caché ce qu'ils devaient à ce Frenchie cofondateur du magazine Métal hurlant.

Sa vie aussi est une légende, faite d'excès en tous genres qui ont culminé au moment de La Nuit, son requiem de papier, réédité ce mois-ci par Drugstore. Mais Philippe Druillet cachait un lourd secret : celui de sa naissance de parents miliciens condamnés à mort par contumace à la Libération.

A la veille de son 70e anniversaire, le père de Lone Sloane s'est enfin décidé à publier ses Mémoires (en collaboration avec David Alliot), sous le titre Delirium (éd. des Arènes). Entre saga hollywoodienne et roman très français, porté par un réjouissant franc-parler.

Tout le monde vous connaît sous le nom de Druillet. Pourtant, n'est-ce pas plutôt votre prénom qui vous a marqué à vie?
Je suis né le 28 juin 1944. Ça ne vous dit rien, cette date? C'est le jour où Philippe Henriot, le chef de la Milice, le "Goebbels français", a été assassiné. Il se trouve que mon père était un haut responsable de la Milice et qu'Henriot était l'un de ses amis. Le jour de ma naissance, mon paternel n'a rien trouvé de mieux que d'écrire à la veuve d'Henriot pour lui annoncer qu'on allait me prénommer Philippe en hommage au défunt. Mon père était une ordure. Et ma mère ne valait pas beaucoup mieux. Drôle de début dans la vie, non ?

La suite immédiate n'est pas mal non plus...

Quelques mois plus tard, à l'été 1944, mes parents se sont repliés à Sigmaringen, avec le maréchal Pétain et tout le gratin de la collaboration. Le premier médecin à m'avoir ausculté était un certain Louis Destouches, alias Louis-Ferdinand Céline. A la Libération, mes deux parents ont été condamnés à mort par contumace. Par miracle, je me demande encore comment, ils ont réussi à passer en Espagne, où mon père a retrouvé des franquistes aux côtés desquels il avait combattu - et un peu torturé, je crois bien... - pendant la guerre d'Espagne.

Durant toute mon enfance, j'ai entendu des adultes parler de choses mystérieuses, d'où il ressortait que le maréchal Pétain était le gentil et les autres étaient les méchants. Un beau mensonge. Seul point positif de ces années en Espagne : un jour, je me retrouve devant la Sagrada Familia, la basilique de Gaudi, à Barcelone. Et là, je reste en arrêt devant ce déluge de formes, ces hauts triangles, ces frises en forme de sexes féminins.

Comment se passe le retour en France?

J'ai 7 ans quand mon père meurt. Avec ma mère, nous nous installons en banlieue parisienne, puis nous rejoignons ma grand-mère, qui est concierge dans un immeuble du XVIe arrondissement. Au-dessus de nous vivent des bourges et des nobles, qui nous méprisent. Je rêvais d'être prince ou mécène, j'étais le "petit-fils de la concierge". Quand, voilà quelques années, un Rothschild m'a demandé de redessiner les armoiries de sa famille, je me suis marré. Et je l'ai fait.

Enfant, vous dessiniez déjà?
Oui, mais je me cherchais. L'été, nous retournions dans notre fief familial du Gers. Là, je suis fasciné par les vieilles moissonneuses-lieuses que je découvre dans un hangar. Toutes ces griffes, ces roues dentées, ces transmissions, ce métal ! Sans le savoir, notre oeil stocke des images et notre imaginaire cherche une clef. Mes vaisseaux spatiaux sont nés indirectement de vieux tracteurs rouillés du Gers. Et puis, il y avait des ciels étoilés incroyables, l'été ! Superposez une machine agricole et ces galaxies, et vous avez mon univers graphique. J'ai appris que George Lucas, le réalisateur de Star Wars, avait eu la même révélation dans une propriété agricole de Californie...

Tout vient de là?!

Non, plus tard, il y a eu Gustave Doré, mon maître, les peintures de Gustave Moreau, les grottes de Lascaux...

Mais quand vous arrivez avec vos space operas en bande dessinée, vers le milieu des années 1960, on ne vous regarde pas comme un fou?
Si. D'ailleurs, j'ai été comédien pendant plusieurs années, au théâtre du Soleil, d'Ariane Mnouchkine, pour survivre. Mais j'ai eu la chance de rencontrer un homme formidable, René Goscinny, qui dirigeait un journal incroyable, Pilote, où, chaque semaine, on pouvait lire des bandes dessinées d'humour avec Gotlib ou Bretécher, du western avec Blueberry, des séries comme Astérix, etc.

Mes doubles pages de science-fiction étaient aux antipodes de ce que faisait Goscinny, mais il m'a donné ma chance et a publié les premières aventures de Lone Sloane, mon « chevalier errant » de l'espace, mon héros double, mon barbare aux yeux rouges. Goscinny était le patron, il était un peu coincé avec ses costumes-cravates, mais c'était un génie, qui avait crevé la dalle à ses débuts. Après 68, il était contesté par la jeune génération. Moi, j'étais le seul à venir lui faire dédicacer chaque nouvel album d'Astérix. Les autres me regardaient comme si j'étais dingue ! 




Et pourtant, vous allez créer un journal concurrent, Métal hurlant, en 1974, avec votre confrère Moebius...

C'était une période de folie. Il y avait en permanence une quarantaine de personnes chez moi, la drogue circulait, on inventait une nouvelle manière de dessiner, sans la moindre limite. À Métal, on avait les meilleurs dessinateurs du monde, mais la gestion était un joyeux bordel. Jean-Pierre Dionnet, aidé de Philippe Manoeuvre, a réussi à faire tenir tout ça debout. Métal hurlant, c'est un mouvement artistique, une légende. Mais j'en ai un peu marre qu'on m'en parle tous les matins...

L'une des surprises de Delirium, c'est que vous êtes très dur envers votre ami Mœbius, mort en 2012, génial dessinateur de science-fiction, qui signait aussi la série des Blueberry sous son vrai nom, Jean Giraud...
Je ne suis pas dur, je dis la vérité. Jean voulait toujours être n° 1. Mais, putain, la bande dessinée, c'est pas une course de chevaux ! On a tous eu des influences, moi le premier. Je sais qu'il a flashé sur certaines de mes planches de Vuzz, qui l'ont marqué. Ça ne m'empêche pas de dire que Jean était un génie. Moi, je suis un pur autodidacte. Lui, il avait appris l'anatomie.

Je peux vous révéler que c'est lui qui a dessiné certains des personnages de mon album Delirius, alors que nous étions ensemble sur l'île de Ré, parce qu'il était meilleur que moi pour ça... Avec Jean, on s'aimait, mais la vérité, c'est que je l'ai emmerdé toute ma vie ! 

Si vous permettez, vous ne deviez pas être toujours très facile à vivre, vous non plus...
Moi? Je suis fou à lier, je suis un barbare. J'ai traversé des crises inouïes. Trois fois j'ai connu le delirium tremens, le vrai, avec les crapauds et les lézards qui vous frôlent le corps, qui repartent, qui reviennent. J'ai touché le fond quand ma première épouse, Nicole, que j'aimais, est morte d'un cancer, en 1975. Je me suis dit que, si les sculpteurs créaient des gisants et les musiciens des requiem, alors il n'y avait pas de raison qu'on ne puisse pas aborder la mort par la bande dessinée.



Ça a donné La Nuit, l'histoire de cette horde sauvage à moto. Je suis resté enfermé deux ans, tout seul, hors du monde, sans voir une femme, en me passant des requiem et du Rimbaud chanté par Léo Ferré, à fond, en dormant deux heures par nuit. Je buvais six bouteilles par jour - whisky, vodka, vin. Quand on a 30 ans, on ne boit pas de camomille ! Je me suis tellement drogué que, plus tard, j'ai été obligé de vendre ma maison pour acheter ma poudre. J'ai tenu comme ça vingt-cinq ans et je suis encore là, à peu près vaillant. J'ai fini par sortir de ma nuit. Je suis un rescapé. Les toubibs ont renoncé à comprendre.

La bande dessinée vous a sauvé?

Le dessin, c'est un combat entre la main et le cerveau. Le problème, c'est que c'est toujours le cerveau qui gagne, car il n'est jamais satisfait de ce que la main a tracé. J'ai aussi eu la chance de faire des rencontres inattendues. Gustave Flaubert, par exemple. Quand j'ai adapté Salammbô, avec ses barbares, son Moloch, ses temples, ses armées, j'étais dans mon univers.



Quels ont été vos rapports avec Hollywood?
Je suis un fou de cinéma. J'ai toujours considéré chacune de mes planches comme une petite partie d'une scène beaucoup plus large, qui déborderait de chaque côté de la page. Je place mon oeil comme une caméra virtuelle, pour ne montrer qu'une partie de l'action. Dans les années 1970, j'ai reçu des coups de fil de Hollywood : « Allô, mister Drouillette ? Ici, William Friedkin, le réalisateur de French Connection... Je voudrais travailler avec vous… »

Un autre jour : « Allô, mister Drouillette ? Voulez-vous faire les décors de Buck Rogers? » Moi, j'étais dans ma nuit, un vrai zombie, alors je les envoyais balader. George Lucas aimait mon travail, il m'a commandé deux toiles, a préfacé un de mes livres... Lui aussi est fasciné par les triangles et les cercles, si vous regardez bien. George Miller, le créateur de Mad Max, a dit que La Nuit l'avait influencé. Je suis passé complètement à côté.

Vous regrettez?

Mieux vaut des regrets que des remords, comme dit l'autre. Je n'étais pas en état. Aujourd'hui, on me proposerait Bibi Fricotin, j'y réfléchirais à deux fois !

Quel regard Philippe Druillet jette-t-il sur le monde d'aujourd'hui?

L'autre jour, dans le Gers, je tombe sur une fille qui vendait des aspirateurs. Des merveilles d'esthétisme, de vrais vaisseaux spatiaux ! Tu mets ça sur un socle à la Fiac, tu le vends 2 millions sans problème. Regardez les chaussures de ski d'aujourd'hui, ce sont des bottes de sciencefiction, magnifiques ! Moi, quand je vois une cafetière chez Darty, je tombe en arrêt. Il y a un mimétisme animal extraordinaire, dans le design. Ce n'est pas pour rien que je collectionne les coléoptères. En revanche, je crois que tous ces écrans qui nous envahissent sont nocifs.

Et le monde de demain, comment le voyez-vous?

Tout ce qui nous arrive aujourd'hui avait été décrit au détail près par des auteurs de science-fiction comme Ballard ou Philip K. Dick, il y a quarante ans. Il est regrettable que les hommes politiques qui gouvernent la planète ne les aient pas lus. Sinon, ils sauraient que notre époque de perfection technologique annonce le retour d'une sauvagerie archaïque. On y va tout droit. 


Philippe Druillet en 6 dates

1944 Naissance, à Toulouse. 
1970 Publication de la première aventure de Lone Sloane dans Pilote.
1974 Cofondateur de Métal hurlant.
1988 Grand Prix du Festival de bande dessinée d'Angoulême. 
2005 Réalisation des décors des Rois maudits, de Josée Dayan. 
2014 Publication de ses Mémoires.


Dédicaces

Philippe Druillet dédicacera Delirium 
le 21 janvier à la librairie des Arènes, 27, rue Jacob, Paris, à 18h30 ; 
le 24 janvier à la librairie Folies d'encre, à Montreuil, à 18 heures ; 
le vendredi 7 février à la librairie Kleber, à Strasbourg ; 
le jeudi 13 février à L'Oeil écoute, Paris, à 18 heures ; 
il sera également présent au Salon d'Angoulême, sur le stand Glénat.

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