lundi 29 avril 2013

75 ans d’archives de «Spirou» à Gatineau

Fabien Deglise dans Le Devoir.

Provenant du passé, menacé physiquement par le présent. Chaque minute passée hors de leur boîte altère le papier des premiers volumes du Journal de Spirou datant de 1938, rappelle Sylvain Lemay, prof de bédé à l’Université du Québec en Outaouais. L’ensemble doit donc se manipuler avec des gants blancs. Au sens propre.

Voyage dans le temps à bord d’un incubateur d’imaginaire collectif

C’est un placard comme un autre, situé au fond d’une salle de consultation de livres, dans une des bibliothèques de l’Université du Québec en Outaouais (UQO), à Gatineau. 


Un placard encombré, dans lequel la présence de balais et de produits ménagers ne serait pas incongrue, et qui pourtant possède un petit quelque chose de plus et d’intrigant : une série de boîtes grises, accrochées au mur, au fini et à la qualité qui tranchent avec le reste de l’environnement, tout comme d’ailleurs la délicatesse et le cérémonial avec lesquels Sylvain Lemay, professeur de bande dessinée à l’École multidisciplinaire de l’image (EMI) et Emanuela Chiriac, bibliothécaire, les manipulent depuis quelques minutes.

«Le trésor est là», lance M. Lemay. «Ce sont des boîtes antiacides pour protéger le papier à l’intérieur», ajoute Mme Chiriac, «C’est le mieux que l’on puisse faire pour le moment avec les installations que nous avons».

Trésor. Le mot ne peut pas être mieux choisi pour qualifier ses 523 boîtes qui s’étendent sur 14 mètres de mur et dont le contenu, étant donné le lieu où l’on se trouve, est aussi unique qu’improbable : depuis 2008, elles préservent en effet, à l’abri de l’air et de la lumière, la collection complète du Journal de Spirou, de son apparition il y a 75 ans - c’était un 21 avril - jusqu’à aujourd’hui. 

Un patrimoine imprimé fascinant qui témoigne d’un pan marquant de l’histoire de la bande dessinée francophone, du groom Spirou en 1938, jusqu’à Karine, de la série Les Nombrils du duo québécois Delaf et Dubuc en 2012, un incubateur d’imaginaire collectif dont plusieurs pages ont donné la vie à plusieurs personnages marquants du 9e art, et que l’EMI se targue d’être la seule à posséder, en Amérique du nord. Rien de moins.

«C’est un privilège d’avoir une collection comme celle-là», résume Sylvain Lemay tout en manipulant avec des gants blancs de circonstance le premier volume de cette incroyable collection sur lequel le groom le plus célèbre de la bande dessinée apparaît sous les traits d’un enfant… fumant le cigare. «Nous en avons hérité par un heureux hasard : c’était la propriété d’un avocat de Montréal [Serge de Gagné] décédé au début des années 2000. Son fils a voulu en faire don à la Bibliothèque nationale du Québec, qui n’en a pas voulu. Alors, il nous l’a offerte.»




Les fondements du 9e art


Complète, et surtout en parfait état, cette collection de Spirou s’avère bien plus qu’un cadeau généreux forcément bien accueilli par l’UQO, la seule institution universitaire au Canada à offrir une formation en bande dessinée. C’est aussi un véhicule redoutable pour se promener dans les fondations de la bédé, pour suivre l’évolution des époques, des mentalités, des valeurs sociales que cette institution a traversé, en passant d’une feuille de papier jaunie à une planche faisant apparaître pour la première fois le célèbre Gil Jourdan - c’était dans le numéro 962 datant de 1956 -, en constatant qu’au début Tif, de Tif et Tondu, était seul ou encore en s’amusant du psychédélisme et des questionnements écolos qui percolent avec évidence dans les éditions de l’année 1968, et des nombreuses références au sexe, à la drogue et à l’alcool dans les années 1990 et 2000. Entre autres.

Soudain, M. Lemay ouvre une boîte pour en extraire, avec une certaine gravité, un journal au format atypique, sur lequel le personnage culte de Spirou apparaît avec fierté, entouré d’autres héros, sans autre détail qu’un titre étrange, L’espiègle au grand coeur. La chose est accompagnée de la mention d’un prix, 7,50 francs, et d’une mise en contexte : «petit album pour la jeunesse». «C’est un objet très rare, dit l’universitaire en tournant les pages avec douceur. Il s’agit d’un numéro à part, sorti en septembre 1943 pour contourner une interdiction de l’occupant allemand. Il devait y avoir un deuxième numéro, mais il n’a jamais vu le jour. Il en reste très peu d’exemplaires».


Des gravures osées à Spirou


Les boites grises se succèdent sur la table et les histoires en font tout autant. Ici, l’homme pointe en bas d’une planche le prénom de Luc, qui avec le bédéiste français Rob-Vel (Robert Velter de son vrai nom), a participé à la naissance de Spirou, dans ce journal que l’éditeur Dupuis a mis au monde, depuis Charleroi en Belgique, pour «moraliser» la jeunesse de l’époque. «Son vrai nom, c’était Luc Lafnet, résume M. Lemay en souriant en coin, un spécialiste en son temps de gravures et de dessins à caractère franchement sexuel».

Pour le moins, il était une sorte de pornographe au début du siècle dernier, mort à l’âge de 40 ans, et bien sûr, son association à une oeuvre patrimoniale, ludique, enfantine et familiale, a de quoi faire autant rigoler que le moteur de l’action des premiers Spirou qui doit aider un milliardaire à dépenser chaque semaine un million de dollars, ce qui bien sûr les conduit un peu partout sur la planète.


Gaston, Boule, Bill, Yoko, Luke et les autres


Ailleurs, c’est la première case qui fait apparaître le personnage Gaston Lagaffe qui attire l’attention dans le numéro 990. On est en 1957. Sous les «instruments» du dessinateur Franquin, celui que l’on présente comme un «héros sans emploi» y va d'un petit échange avec Fantasio qui cherche alors à savoir ce que l’inconnu vient faire dans ses pages. «Que faites-vous ici ?», demande Fantasio. «J’attends», répond l’autre. Ces présences intempestives, en forme de gags, vont durer plusieurs mois, avant que le personnage, Gaston, ne s’installe pour de bon dans des planches à lui et surtout trouve sa place dans l’imaginaire de deux et désormais trois générations de lecteurs.




Il n’est pas le seul d’ailleurs. Sous la houlette de cette institution toujours jeune malgré son trois quarts de siècle consommé, mais aussi sous les plumes de la ribambelle d’auteurs et de dessinateurs qui s’y sont succédé, plusieurs grands noms du 9e art ont vu le jour en ces lieux avant d’apporter leur univers, leur folie, leurs sources d’évasion ailleurs. C’est le cas de Lucky Luke, qui apparaît la première fois dans un hors-série de 1957, de la Patrouille des Castors, apparue en 1954, des Benoît Brisefer, en 1960, de Yoko Tsuno, en 1971, du Scrameustache en 1972, de Sibylline, en 1965, de Boule et Bill en 1959, des Tuniques Bleues, en 1968, de Buck Danny, en 1947 ou encore de Kid Paddle - une attraction chez les moins de 10 ans de 2013 - dont les premières insolences se sont jouées là, en 1993. Et bien sûr, la liste est loin d’être exhaustive.

«Ce qui est fascinant, c’est de constater que tous ces personnages sont encore au choeur de séries en bande dessinée qui continuent encore de s’écrire aujourd’hui ou qui, si elles ont été suspendues, continuent malgré tout de se vendre aujourd’hui en librairie», et ce, dans des quantités appréciables pour des «vieux croûtons» du passé, qui doivent ravir leurs éditeurs. «Spirou, c’est vraiment la mémoire du passé de la bande dessinée qui explique le présent, mais aussi le fait vivre».


Pas de comics, mais un super-héros


C’est aussi, dans ses premières années, un endroit paradoxal, mis au monde par Dupuis pour combattre la prolifération de comics américains en version française et dont les journaux de Paris dédiés au 9e art, à l’aube d’une deuxième guerre, font alors la promotion aveuglement. Étrangement, les premiers numéros de Spirou ne se privent pas pour publier eux aussi des histoires en provenance de l’Amérique, dont cette intrigante série baptisée «Marc Hercule Moderne», en noir en blanc, qui fait son apparition en 1939, dans le no 9 de la deuxième année d’existence du Journal.




Le nom ne dit rien. Et pourtant, de plus près, on y assiste à la naissance d’un enfant, on y voit des parents heureux, et surtout on entend parler de la planète Krypton. «C’est la naissance de Superman qui à l’époque s’appelait, en français, Marc Hercule Moderne», résume M. Lemay, en tournant les pages de son album relié pour en trouver la suite. Le personnage, imaginé par l’écrivain américain Jerry Siegel et le dessinateur canadien Joe Shuster, avait vu le jour quelques mois plus tôt dans les pages d’Action Comics. «On est devant quelque chose d’unique.» Et sans doute aussi devant la raison du succès étonnant pour ce journal - le seul toujours en vie, avec Le Journal de Mickey, dans la liste des publications historiques dédiées au 9e art - qui est resté près des super-héros, qui en a mis plusieurs au monde, comme pour s’assurer de rester invincible et, qui sait, immortel.


L’esprit de Spirou est toujours là, le groom par contre est désormais un peu plus loin. Dans les années 2010, c’est désormais à Karine, une des trois héroïnes de la série Les Nombrils, d’attirer le chaland en s’affichant à la une des recueils de Spirou. Cette série, qui a fait son apparition en 2005, après avoir vu le jour dans le magazine Safarir au Québec, est considérée comme une des plus importantes du moment, selon le rédacteur en chef actuel de la publication. Elle est imaginée et fabriquée quelque part dans la région de Sherbrooke par le duo formé de Marc Delafontaine et Maryse Dubuc, alias Delaf et Dubuc.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire